Paul Thouzery: Ode

À ABRAHAM LINCOLN.
ode

i.

Oui, ce n’est que trop vrai, la fatale nouvelle,
Dont eût voulu douter notre raison rebelle,
S’est confirmée, et tout nous pient son affreux sort;
Et les peuples tremblants, dans l’un et l’autre monde
Sentant leur cœur saisi d’une douleur profonde
Disent en pleurs: Lincoln est mort!
Il est mort, ce héros digne des temps antiques
Que ne puis-je aujourd’hui, dans des chants homériques,
Apprendre à l’univers quels furent ses bienfaits,
Rappeler ses vertus, parler de sa sagesse;
Il vous a surpassés, vieux Nestors de la Grèce!
J’en veux pour preuve ses hauts faits.
Il est mort, mais du moins son ceuvre est immortelle;
Sa gloire, désormais, rayonnera plus belle,
Comme le Christ, il a gravi son Golgotha,
Et son sang répandu sur un nouveau Calvaire,
Pollen délicieux, fera germer sur terre,
Les rêves d’or, qu’il enfanta.
Il est mort, avec lui périra l’esclavage,
Son martyre à nos yeux en est un divin gage,
Son vœu le plus ardent ainsi s’accomplira:
Des bords de l’Orénoque, au rivage du Tibre
Et du Tage à l’Indus, tout homme sera libre;
Au grand livre chacun lira!
Il est mort, mais du moins sa tâche fut complète,
Il est mort sur la brèche, ainsi qu’un noble athlète;
Quand on a bien vécu, qu’importe le trépas?
Pour le penseur, mourir, n’est-ce done pas renaître?
C’est est transfigurer, devenir un autre être,
Puisque l’âme ne périt pas!

ii.

O toi dont l’aveugle furie,
A semé la terre de deuil,
Wilkes Booth, traître à la patrie,
A genoux, devant ce cercueil.
Héros d’un drame épouvantable,
Maudissant ta haine exécrable,
Yiens courber ta tête coupable,
Devant ces restes adoréds,
Viens écouter la plainte amère
Qui, de tous les points de la terre,
Monte vers la céleste sphère,
Sortant de nos cœurs atterérs.
Ton audace égala ta rage,
Mais ton projet avortera.
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Et l’Amérique, avec courage,
Toujours vers son but marchera.
En vain, tu frappas ta victime,
Sache-le bien, jamais le crime
Ne pourra rendre légitime
Le plus odieux des desseins;
Et ton nom, maudit-d’âge en âge,
Par l’humanité qu’il outrage
Sera cloué, sur une page,
Au pilori des assassins.

iii.

Et toi noble martyr que le monde révère,
Toi, qui des opprimés voulais être le père,
En vain tu succombas sous le plomb meurtrier,
Ton nom, le plus grand nom, de toute république,
Rayonnera toujours au front de l’Amérique
Comme un splendide bouclier.
Quelle étoile jamais fut pareille à la tienne?
Comme Franklin, issu de race plébéienne,
Parti des derniers rangs, fils de ta volonté,
Tu montas, tu montas jusques au rang supreme,
Puis Justice et Devoir furent ton diadème,
Et ton sceptre, la Liberté.
Comme John Brown, ce Christ de l’humanité noire
Tu brilleras sans cesse, au zénith de l’histoire,
Les siécles à venir encor te bèniront,
Et, plus vil fut celui qui t’arracha la vie,
Plus belles, désormais, malgré l’infâme envie,
Tes œuvres étincelleront.
Dors en paix, dors en paix dans tes langes funébres,
La raisin, chaque jour, dissipe les tennèbres
Que répandaient sur nous l’ignorance et l’orgueil;
De ces rudes fléaux nous chaperons la race,
Et nos fils heureux, en marchant sur ta trace,
Ne reneontreront nul écueil.
Salut, salut à vous, martyrs de la pensée,
Chacun de vous travaille à l’œuvre commencée,
Et de la même foi vous dressez les autels;
Depuis celui qui prit, sans trembler, la cignë,
Chacun de vous ressent quelque douleur aiguë,
Salut, vous êtes immortels!
Oui par vous notre terre où tout se renouvelle
Verra régner un jour la paix universelle,
L’amour entre ses fils mettra l’égalité”!
Et l’homme comprenant enfin le grand dictame,
Sentira tressaillir et résonner son âme
Au grand nom de fraternité!
Paul Thouzery.